De l'île au continent - comme des affaires à la politique -, il n'y a qu'un pas, que les Corses ont très tôt franchi. Mais après s'être taillé un royaume en Afrique, le réseau voit son étoile pâlir : les parrains sont morts, les présidents ont changé, les juges français enquêtent. Voyage au coeur de la machine... à sous.
Ça s'anime au premier étage. En haut de l'escalier, un vigile garde la porte battante qui fait office de frontière entre le monde des mortels et l'enfer des jeux. Derrière, les bandits-manchots bruissent sous le regard parfois apathique, souvent exalté, des joueurs. Les croupiers commencent leur journée. Le voile est tombé sur Libreville. Quelques heures plus tôt, dans une ambiance feutrée, la petite famille du casino Croisette s'est retrouvée autour d'un café, devant l'écran diffusant la course hippique du jour.
Il y a là des jeunes, des vieux, un père et son fils, des cousins ; tous "cadres" du casino, chefs de caisse ou superviseurs ; tous issus de la même "tribu", celle qui ne parle, en privé, ni le fang ni le mbédé, ni même le français. Mais le corse. "On vient tous du même coin. On se connaît depuis l'enfance", dit l'un d'eux. Avec l'accent, bien sûr. De l'extérieur, le bâtiment ne paie pas de mine. Il constitue l'un des derniers vestiges d'une autre époque, celle de la "Corsafrique" flamboyante - quand celle-ci se juxtaposait à la Françafrique déclinante.
À quelques mètres de là, l'immeuble en forme de vague qui servit naguère de siège à Elf-Gabon - et de théâtre de tous les arrangements - a troqué le drapeau à dominante bleu et noir de l'ancien groupe pétrolier français pour celui, rouge et jaune, de Total. Plus loin sur la corniche, les Frangipaniers, édifice à la façade vert-noir décrépite, n'abrite plus les bureaux de la Fiba, sulfureuse banque d'Elf et d'Omar Bongo Ondimba démantelée voici quinze ans. Plus au nord, le Palais du bord de mer a changé de locataire : Ali a le même patronyme qu'Omar, mais pas les mêmes amis. Ni les mêmes méthodes.
Au milieu de tout cela, la bande à Michel Tomi, présenté comme "l'empereur des jeux" en Afrique centrale et "le dernier des parrains" en France, se démène pour résister à l'épreuve du temps. Les affaires tournent bien - c'est du moins ce qu'il affirme à Jeune Afrique. Le siège de son Pari mutuel urbain gabonais (le PMUG), situé à deux pas de son casino Croisette, est pris d'assaut du matin au soir. Ses salles de jeu Fortune's Club, casinos du pauvre qui pullulent au Gabon (on en compte pas moins de 26), ne désemplissent pas.
Les Corses, l'Afrique : c'est une histoire vieille comme la colonisation.
Mais l'empereur a perdu de sa superbe. "Il est fini", se plaisent à penser ceux qui, un jour, ont eu à le croiser et en gardent un mauvais souvenir. Son groupe basé à Libreville, Kabi, a connu des échecs. Faut-il y voir une prémonition ? Le siège en forme de paquebot est surnommé le Titanic par les Gabonais... Son fils, Jean-Baptiste ("Bati"), longtemps au coeur de ses projets, n'est plus là : il a migré aux Émirats arabes unis.
Sa fille, Marthe, non plus. Lui-même se fait rare : coincé depuis quelques années dans un fauteuil roulant. Mais, surtout, depuis peu, bloqué par la justice française. Les Corses, l'Afrique : c'est une histoire vieille comme la colonisation. Au XIXe siècle et durant la première moitié du XXe - et même bien avant -, la Corse est un pays à fuir, "l'île des émigrants par excellence", écrit l'historien Fernand Braudel.
Il n'y a rien à l'époque, si ce n'est ce soleil brûlant et cette terre rocailleuse tout juste bonne à donner un peu de blé, des olives et du raisin. Pour s'en sortir, il faut partir. Entre 1900 et 1950, la Corse perd 40 % de ses habitants. On devient marin, fonctionnaire ou policier. On s'engage dans l'armée. Et on se transforme, de fait, en agent de l'ambition coloniale française.
Puis, au fil du temps, on prend goût aux tropiques. On monte un commerce. Un bar. On se fait proxénète pour les marins de passage. En Indochine, mais aussi de l'autre côté de la Méditerranée, en Algérie, au Maroc, en Tunisie et au-delà du Sahara : au Sénégal, au Niger, au Gabon... Ainsi naît le réseau corse et avec lui son lot de fantasmes. C'est le temps des amicales corses, des banquets et des soirées dansantes. En Afrique, déjà, on parle de "favoritisme" et de "mafia corse".
PMU (ici à Libreville), Casinos, salles de jeux... C'est sur le business des loisirs que la Corsafrique a bâti son empire © Baudouin Mouanda/J.A.
Pré carré
Aux indépendances, beaucoup choisissent de rester. Des administrateurs coloniaux changent d'uniforme. Certains versent dans la diplomatie ou la coopération, d'autres se mettent au service des nouvelles autorités. Et parfois du système mis en place par Jacques Foccart. Le tout-puissant conseiller de Charles de Gaulle pour les affaires africaines et malgaches a besoin de patriotes et d'hommes de confiance pour préserver le pré carré français.
Les Corses d'Afrique constituent, selon un ancien disciple de Foccart, "l'embryon" de son réseau. Le général lui-même s'en émouvra en 1968 : "Il y en a assez de tous ces Corses. [...] Cela constitue une espèce de mafia qui n'est pas fameuse. Il faudra changer ça." Don-Jean Colombani illustre cette transition. Auparavant en poste au Sénégal, ce Corse est nommé, à la demande de Foccart, gouverneur au Niger, où le "non" risque de l'emporter lors du référendum du 28 septembre 1958 sur la création d'une Communauté française modifiant le statut des colonies.
Sa mission est claire : faire gagner le "oui". Colombani neutralise le Sawaba, le parti de Djibo Bakary, qui appelle à voter contre - ce qui revient à voter pour l'indépendance immédiate -, et met tous les moyens de l'administration au service du parti de Hamani Diori.
Le "oui" l'emporte avec 78 %. Au crépuscule de sa vie, Foccart aura ces mots, savoureux, pour "l'oeuvre" du Corse : "Colombani est intervenu avec tempérament. Il a un peu considéré la situation comme une histoire électorale corse : Bakary était l'adversaire ; il fallait saisir l'occasion de le couler." Deux ans plus tard, Colombani, qui a gagné la confiance de Diori, devient le premier ambassadeur de France au Niger indépendant.
Il y restera après sa retraite et sera nommé au conseil d'administration de la Société nigérienne de commercialisation de l'arachide. À cette époque, 20 % des cadres techniques du premier gouvernement de Niamey sont corses. Parmi eux figure Nicolas Leca, directeur de cabinet de Diori. Tous ou presque quitteront le pays après le coup d'État de 1974.
Les "frères" Michel Tomi (à g.) et Robert Feliciaggi, au palais de justice de Monaco, en 2001 © Vanina Lucchesi/AFP
Amicale
En 1964, sous d'autres latitudes, la famille Massida commence sa migration d'Indochine vers Djibouti. Le père, Jean, crée Massida Transit, que son fils André reprendra en 1969 et développera pendant dix ans avec son frère, Antoine, puis avec son fils, Thierry. Contrairement à Niamey, Djibouti ne deviendra jamais un fief corse. Certains occuperont cependant une place particulière, comme Paul Bartoli, un ancien militaire français proche du père de l'indépendance, Hassan Gouled Aptidon, ou encore Luc Romani, conseiller à la présidence jusqu'en 1984.
Il y a quelques années, l'Amicale corse de Djibouti, qui n'existe plus, comptait encore 250 membres (Corses ou "amis" de la Corse). Aujourd'hui, André Massida estime à une quinzaine le nombre de ses "compatriotes" : "Ils tiennent des bars, des restaurants, des boîtes de nuit." Plus emblématiques encore : les Feliciaggi. L'aïeul, Jérôme, débarque à Pointe-Noire en 1909 en provenance de Pila-Canale, un village de la Corse-du-Sud. Il est greffier au tribunal.
L'un de ses six enfants, Robert, devient administrateur des Postes, toujours à Pointe-Noire. Avec son épouse, une institutrice, ils auront quatre enfants, dont deux feront leur vie en Afrique : Charles et Jérôme, que tout le monde appellera... Robert. Le premier fera fortune dans la pêche, au Congo puis en Angola ; le second dans l'hôtellerie, avant d'acquérir le titre d'"empereur des jeux" en Afrique.
Premier du nom
Leur succès, les deux frères le doivent en partie à leur proximité avec les "grands quelqu'un" du Congo, à commencer par le premier d'entre eux : selon plusieurs sources, Charles et Robert auraient été à l'école avec Denis Sassou Nguesso, lequel aurait eu pour institutrice... leur mère. À son arrivée au pouvoir, en 1979, Robert obtient la gérance de l'Olympic, le grand hôtel de Brazza.
Il devient incontournable. "Dans les années 1980, il n'y avait pas de contrat au Congo qu'une entreprise française n'ait obtenu sans nous", avouait-il au quotidien Libération en 1995. Une nouvelle ère s'est ouverte : celle de la Corsafrique. Pourtant, au début des années 1970, les liens entre l'île de Beauté et le continent s'étaient tendus. Les Corses n'émigraient plus.
La nouvelle génération voulait réussir au pays. Les idées nationalistes faisaient leur chemin. Certains des anciens "coloniaux", au crépuscule de leur vie, avaient même fini par rentrer, à l'image de Colombani. Mais très vite surgissent les luttes fratricides, en France, pour le contrôle des cercles de jeux et des casinos, et les "difficultés" faites par les autorités qui, après avoir longtemps fermé les yeux, décident de réglementer le secteur et de s'attaquer à la pègre corso-marseillaise.
L'Afrique, où la toile corse est restée solide, redevient alors attractive, ainsi que le raconte Alex Giannoni, aujourd'hui employé de Tomi au Gabon. Giannoni débarque en Afrique en 1978, à l'âge de 31 ans, par l'intermédiaire d'un certain Jo, une connaissance originaire d'Ajaccio, comme lui, qui lui demande de venir le soulager dans la gestion de son restaurant de Port-Gentil, le Provence.
Le Gabon grouille alors de Corses : le patron du Cedoc, le redoutable service de renseignement d'Omar Bongo Ondimba, s'appelle Pierre Tramini ; le pilote de l'avion d'Air Gabon qui mène Giannoni à Port-Gentil, Georges Malet, est lui aussi d'Ajaccio. Plus tard, Alex rejoint, à Brazzaville, un ami de lycée : Robert Feliciaggi. Depuis, il n'a presque plus jamais quitté l'Afrique.
Paradis
Quand Giannoni découvre le continent, la Françafrique a évolué. "Dans les années 1960, Foccart est le seul à occuper la scène africaine, écrit l'historien Jean-Pierre Bat dans Le Syndrome Foccart [Folio, 2012]. Après 1974, les réseaux se multiplient."
Il y a d'abord ceux de Valéry Giscard d'Estaing, puis ceux de Jean-Christophe Mitterrand (conseiller de son père), et enfin ceux de Charles Pasqua. Ce Corse, élu des Hauts-de-Seine et proche de Jacques Chirac, occupera le ministère de l'Intérieur par deux fois (1986-1988 et 1993-1995). Il veut prendre la suite de Foccart, alors que ce dernier se méfie de lui. Pour ce faire, il se tourne naturellement vers les Corses et devient omniprésent en Afrique : on l'y voit fréquenter plusieurs chefs d'État (Sassou Nguesso, Bongo, Trovoada...), soutenir les fondations des premières dames, financer un lycée technique dans le fief du président gabonais, et même envoyer des équipements sportifs à l'Amicale corse de Djibouti...
La liste de ses lieutenants devient un véritable annuaire corse : Daniel Léandri (son "Monsieur Afrique"), Jean-Charles Marchiani, Jean-Paul Lanfranchi (un avocat qui a conseillé Mobutu et Bongo), Noël Pantalacci... En 1986, Pasqua fait nommer un de ses proches ambassadeur au Gabon : Louis Dominici, qui admet aujourd'hui avoir bénéficié de soutiens haut placés, mais récuse l'expression "réseau corse".
La "Corsafrique des jeux" a-t-elle voulu faire de São Tomé ce que la mafia italo-américaine avait fait de Cuba dans les années 1950 : un paradis fiscal et judiciaire pour ses affaires ?
Ce serait donc un hasard si son frère, Francis, s'est retrouvé chef de la mission de coopération française à São Tomé-et-Príncipe... C'est dans cet archipel, situé à quelques encablures du Gabon, que Pasqua et quelques-uns de ses comparses (Daniel Léandri et le député des Hauts-de-Seine Patrick Balkany) ont voulu développer en 1992 une "zone franche financière". La "Corsafrique des jeux" a-t-elle voulu faire de São Tomé ce que la mafia italo-américaine avait fait de Cuba dans les années 1950 : un paradis fiscal et judiciaire pour ses affaires ?
Encore aujourd'hui, Tomi et Dominici le nient. Le système Pasqua est un curieux mélange des genres : il implique des multinationales comme Elf, des banques, des chefs d'État africains, des élites françaises, des truands et quelques-uns des plus célèbres "Corsafricains". Bien des années plus tard, la France découvrira avec stupeur les dessous du scandale Elf, au coeur duquel se trouve un autre Corse, André Tarallo, qui fut PDG d'Elf-Gabon après avoir été le "Monsieur Afrique" du groupe français, d'où son surnom : "le Foccart du pétrole". C'était un ami de Feliciaggi, lequel lui rendait d'ailleurs très souvent visite à Paris...
Robert Feliciaggi et Michel Tomi faisaient aussi partie du cercle Pasqua. Les pères de Tomi et de l'ancien ministre de l'Intérieur, tous deux policiers, étaient des amis. Et Feliciaggi était un proche de Léandri, le bras droit de Pasqua. Tomi et Feliciaggi "étaient chez eux Place Beauvau", souligne un compagnon de route d'alors. Les deux hommes apparaîtront d'ailleurs dans l'affaire du financement illicite de la campagne électorale de Pasqua en 1999.
Si l'origine des fonds provient d'une opération menée par Feliciaggi (la revente du casino d'Annemasse, près de la frontière suisse), c'est Tomi qui sera condamné, par ricochet, des années plus tard - son ami ayant entre-temps été assassiné. Dans les années 1990, les deux hommes d'affaires, qui viennent du même coin de la Corse, ont lié leur destin à un degré tel que personne n'est en mesure de distinguer l'apport de chacun - ni même de savoir qui est allé chercher l'autre.
Selon un témoin de l'époque, leur entente est née à la fin des années 1980 d'un "coup de foudre" et d'une ambition commune : développer les jeux d'argent en Afrique. Feliciaggi y pensait depuis longtemps mais n'avait aucune expérience. Tomi, lui, trempait dans ce milieu depuis tout jeune. Les deux "frères" deviennent vite incontournables en Afrique centrale.
Les casinos et les Fortune's Club se multiplient à Douala, Yaoundé, Libreville, Brazzaville, et jusqu'à Bamako. Puis vient l'idée de génie : faire parier les Africains sur les courses hippiques françaises. "Un jour, Sassou m'a demandé de mettre de l'argent dans la Congolaise de gestion de loterie, la Cogelo, expliquait Feliciaggi à Libération. J'ai mis une croix sur 60 millions de F CFA. Puis, après avoir presque tout bouffé, le directeur de la Cogelo est venu me voir pour me parler du PMU au Sénégal, qui, d'après lui, marchait très, très fort. Alors, je lui ai payé le billet pour Dakar. Il est revenu avec trois Sénégalais qui nous ont initiés. C'est comme ça que tout est parti." Et que les deux hommes ont amassé des millions.
Un trésor qu'ils feront fructifier, si l'on en croit les nombreux rapports de police ayant fuité dans la presse, dans des paradis fiscaux (à Monaco notamment) et recycleront en France via la Société d'études pour le développement (SED). Des proches de Pasqua et des parrains corses auraient ainsi bénéficié des largesses de ces nouveaux millionnaires.
Casinos
À cette époque, l'Afrique voit passer des Corses aux profils bien différents des premiers arrivants. "Des fonctionnaires et des policiers, on est passé aux hommes d'affaires et aux bandits", regrette un fin connaisseur de ces réseaux.
Ça s'est mis à grenouiller un peu partout en Afrique francophone, de Dakar à Djibouti, en passant par le Maroc et Madagascar, où la famille Léoni, par exemple, possède depuis vingt-cinq ans l'hôtel-casino le plus connu de la capitale, le Colbert. Deux associés de Feliciaggi à l'époque du casino d'Annemasse ont aussi tenté leur chance, avec des fortunes diverses : Jacques Bonnefoy et Toussaint Luciani - un proche de Tarallo qui a dirigé par la suite Elf-Corse.
Bonnefoy a voulu implanter le PMU et des machines à sous à Djibouti, sans succès. Puis il a été vu à Madagascar, à la fin des années 1990, au côté du président Ratsiraka, et enfin au Gabon, en tant qu'administrateur de la curieuse Société gabonaise d'études nucléaires (Sogaben), qui avait obtenu le monopole de l'importation, du transport et du stockage des déchets radioactifs.
Parmi les autres administrateurs de cette société, Luciani et Pascaline Bongo, la fille d'Omar... Ces "nouveaux venus" et l'ascension tonitruante du couple Tomi-Feliciaggi, les Corses établis de longue date en Afrique les regardent d'un oeil circonspect. Voilà deux mondes qui ne se comprennent pas. "On n'est pas les mêmes, glisse aujourd'hui un Corse du Gabon. La plupart du temps d'ailleurs, on ne se mélange pas."
Pourtant, Tomi est perçu comme "un homme sympathique" et Feliciaggi comme "un type simple et attachant". Les nouveaux vivent en tribu. "Au début, ils ne sortent jamais seuls. On fait tout pour éviter les problèmes", précise un proche de Tomi. Ils viennent tous du même coin : la vallée du Taravo, surnommée "la vallée des croupiers", d'où est originaire Tomi. "Je les recrute dans mon village, oui. Parce qu'on me le demande et que dans ce métier on ne recrute pas sur CV", se défend-il.
Tous occupent des postes à responsabilité, comme les actuels patrons du PMUG et du casino Croisette, deux frères qui portent le même nom que le village de Tomi : Paul et Jean-Paul Tasso. Pour prospérer, Tomi et Feliciaggi ont compris qu'il fallait s'appuyer sur les plus forts de tous : les chefs d'État. Ils ont ainsi noué des relations exceptionnelles avec plusieurs d'entre eux, suscitant jalousie et suspicion chez les diplomates français. Feliciaggi avec Sassou Nguesso, donc. Tomi avec Bongo.
"C'étaient des copains, vraiment", affirme un proche de Tomi, qui se souvient d'avoir vu à plusieurs reprises le président gabonais chez le Corse, et qui rappelle qu'en 2005 la façade du casino était recouverte de l'affiche de campagne de Bongo. La confiance est telle que ce dernier lui a confié des dossiers sensibles, comme le sauvetage de la compagnie nationale Gabon Airlines. Un échec.
Chez Tomi comme chez Bongo, on ne s'embarrasse pas de traces écrites et on sait rendre service.
Chez le Corse comme chez le Gabonais, on ne s'embarrasse pas de traces écrites et on sait rendre service. Quand Tomi prête l'un de ses avions à Bongo, il sait qu'il pourra récupérer son dû par d'autres moyens, plus tard. Et pour tous les deux, la famille, c'est sacré. "Je connais Tomi depuis que je suis petit", glisse un membre de la famille Bongo. "Bati", le fils de Michel, et Ali, le fils d'Omar, sont amis depuis l'enfance.
Lors de la campagne électorale de 2009, personne à Libreville n'est donc surpris de voir le premier s'activer aux côtés du second. Mais Bati n'est pas aussi discret que son père. On le voit, au QG de campagne, houspiller celui qui deviendra le directeur de cabinet d'Ali, Maixent Accrombessi. On le voit négocier la confection de tee-shirts avec des imprimeurs. On le voit même jouer les chauffeurs d'Ali. Selon une source diplomatique, "les Tomi ont très largement financé la campagne d'Ali". Les intéressés démentent.
Tomi noue la même relation avec le président du Mali, Ibrahim Boubacar Keïta (IBK). Les deux hommes se sont rencontrés en 1994, à l'initiative de Bongo père. IBK est alors Premier ministre depuis peu. Deux ans plus tard, Tomi et Feliciaggi créent la Société malienne de jeux et loisirs, sur la base d'une nouvelle loi portant "autorisation de certains jeux de hasard dans des établissements spécialisés".
Depuis, l'amitié entre IBK et Tomi semble inaltérable. Lorsque le chef de l'État, Alpha Oumar Konaré (1992-2002), demande au premier de ne plus voir le second, l'homme de Koutiala rétorque : "Ce monsieur ne m'a rien fait de mal." "Tomi est mon ami", répétait-il encore l'année dernière dans J.A., alors qu'il était sous le feu des critiques pour le rôle qu'aurait joué le Corse dans le financement de sa campagne de 2013. Et d'ajouter : "Jamais, au grand jamais, il n'a été question d'argent entre nous." "C'est mon tonton", dit Karim Keïta, le fils du président. Son fils à lui s'appelle Michel, et cela ne doit rien au hasard...
Obsèques de Jean-Jé Colonna, à Pila-Cancale, le 3 novembre 2006. Le parrain de la Corse du Sud était proche de Robert Feliciaggi © Stephan Agostini/AFP
Pacte
En même temps que leurs affaires et leurs relations prospèrent sur le continent, Tomi et Feliciaggi apparaissent de plus en plus dans les intrigues corses, qui mêlent politique et pègre locale. Feliciaggi, devenu un notable dans son village de Pila-Canale, s'est rapproché de Jean-Jé Colonna, le parrain de la Corse-du-Sud ; Tomi, lui, de Richard Casanova, le pilier le plus jeune et le plus turbulent de la Brise de mer, ce gang qui a longtemps eu la main sur la Haute-Corse.
Ces amitiés contraires - Casanova empiète sur les terres de Colonna - ont-elles eu raison du pacte qui les liait depuis des années ? La rumeur de leur divorce a couru. Tomi a même été soupçonné, par la police comme par l'entourage de Colonna, d'avoir commandité l'assassinat de Feliciaggi, abattu sur le parking de l'aéroport d'Ajaccio le 10 mars 2006.
Quelques heures avant, la victime avait déjeuné à Paris avec le directeur de cabinet (et actuel ministre de la Justice) de Denis Sassou Nguesso, Aimé Emmanuel Yoka, un ami d'enfance qui aura ces mots lors de son enterrement : "Robert, mon ami, Robert, mon frère, tu aurais pu, tu aurais dû choisir de vivre en terre africaine"... Tomi nie être à l'origine de la mort de son ami, conteste même une quelconque brouille avec "Robert" et rappelle que le fils de ce dernier, Jean-Jérôme, travaille toujours à ses côtés, au Gabon.
La police, qui l'a placé sur écoute, a vite abandonné cette piste. Mais ses liens avec Casanova, le meilleur ennemi de Jean-Jé Colonna, interrogent. Dans le téléphone du caïd, Michel est "Tonton", et son fils Bati "Ours". Tomi lui-même évoque "une relation presque familiale" avec Casanova, mais assure qu'il n'a "jamais fait d'affaires avec lui". Cela prouve-t-il son appartenance au "milieu" ?
Un avocat proche des courants nationalistes et de feu Colonna (décédé lui aussi en 2006, dans un accident de voiture) nuance : "En Corse, ce ne sont pas des blocs homogènes qui s'affrontent. Les amitiés peuvent se construire puis exploser sans que l'on comprenne pourquoi. Si Casanova vient voir Tomi et dit : "Tu es mon ami", Tomi ne peut pas refuser. Il est piégé." Après l'assassinat de Casanova, en 2008, c'est Tomi qui subvient aux besoins de sa veuve, Sandra Germani.
Quelques années plus tard, le frère de celle-ci, Jean-Luc Germani, est activement recherché en France. Or c'est en Afrique que la police croit le repérer : au Cameroun, au Gabon et en RD Congo. Un Corse de Libreville garde un souvenir amusé de cette partie de pêche en mer avec "un Corse de passage". Une semaine plus tard, il voyait le fugitif en une de Paris Match...
Germani et Tomi s'étaient rencontrés en 2009 à Nanterre, en région parisienne, pour, selon le premier, évoquer l'implantation de machines à sous à Kinshasa. Dans la foulée, il avait passé quelques jours au Gabon. Il sera finalement arrêté en novembre 2014, en France. Le monde de la Corsafrique est décidément petit. Fragile aussi.
C'est bien simple, il ne reste aujourd'hui que Tomi. Dès 1995, le soutien de Pasqua à Édouard Balladur lors de la présidentielle, vécu comme une trahison par le vainqueur, Jacques Chirac, a mis à mal les réseaux de l'ancien ministre de l'Intérieur. Avec l'arrivée au pouvoir des socialistes, la multiplication des affaires et, en 2000, le démantèlement de la Fiba et le rachat d'Elf par Total, le système s'effondre.
Hors jeu
Si Tomi a résisté, c'est qu'il a pu, un temps, bénéficier de précieux soutiens en Afrique comme en France. Des soupçons pèsent ainsi sur Bernard Squarcini, patron de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI, devenue DGSI), entre 2008 et 2012 : un proche de Nicolas Sarkozy qui a créé une curieuse antenne à Libreville, officiellement dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, et qui a la "corsitude" chevillée au corps.
Sur Tomi, il a dit, dans l'hebdomadaire L'Express, en 2014 : "C'est quelqu'un qui a un relationnel particulier aux chefs d'État avec lesquels la France doit opérer... Il travaille pour le drapeau." Détails croustillants, qui ne prouvent rien mais prêtent à sourire : le demi-frère de Tomi travaille à la DGSI, et le fils de Squarcini, qui porte le même prénom qu'un des fils de Tomi, Jean-Baptiste, vit depuis deux ans au Gabon, où il est chef de service à l'Agence nationale des parcs nationaux.
Manuel Valls ne partage visiblement pas l'estime de Squarcini pour Tomi. Dès son arrivée au ministère de l'Intérieur, en 2012, il se débarrasse du superflic et supprime l'antenne de Libreville. Dans le même temps, la France fait savoir à Ibrahim Boubacar Keïta et à Ali Bongo Ondimba qu'il serait bon qu'ils prennent leurs distances.
À Paris, dans les sphères du pouvoir socialiste, on veut croire que la Corsafrique n'est plus qu'un concept du passé. À l'Élysée comme au Quai d'Orsay, on assure n'avoir noté aucune interférence corse depuis des années. "Le seul cas qui me vient à l'esprit, c'est Tomi. Et il est hors jeu au Mali", note un proche de François Hollande.
Sur le continent, les temps ont bel et bien changé. Denis Sassou Nguesso est toujours là, mais plus Feliciaggi : Tomi a donc déserté le Congo. Au Cameroun, il n'a plus que le PMU. Son royaume rétrécit à vue d'oeil. Au Gabon, plusieurs sources diplomatiques affirment que Maixent Accrombessi, le directeur de cabinet d'Ali Bongo, tenterait de réduire l'influence des Tomi. "C'est faux, les Tomi sont toujours les bienvenus", rétorque un proche du chef de l'État. Qui prend toutefois soin de préciser : "Le président a changé, les méthodes aussi. On ne bénéficie plus de passe-droits." À bon entendeur...
Aux journalistes qu'il rencontre, Tomi dément être en froid avec Accrombessi. Mais à ses amis, en privé, il tient un discours différent. Cherche-t-il de nouveaux débouchés ? Une nouvelle terre d'accueil ? Ces derniers mois, ses hommes se sont rendus au Tchad, où sa société d'aviation Afrijet Business Service a ouvert une antenne. Tomi a lui-même été vu au Mali à plusieurs reprises début 2014, avant sa mise en examen. Le Corse y a notamment présenté à IBK des investisseurs intéressés par la ligne ferroviaire Dakar-Bamako. Des Chinois.
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