jeudi 16 juin 2011

Kenya - Une erreur d'orientation

(Le Monde 16/06/2011)

Lettre d'Afrique. Les policiers kényans, habitués à ce qu'il leur file entre les doigts, l'avaient baptisé "le caméléon", sans doute pour justifier leur incapacité - tragique compte tenu des circonstances -, à conserver Fazul Abdullah Mohammed sous les verrous.
Comment le Comorien, l'un des hommes les plus recherchés de toute l'Afrique orientale en raison de son rôle éminent dans deux des attentats majeurs organisés par Al-Qaida dans la région, pouvait-il s'en sortir à chaque arrestation avec des ruses de petit voyou monté en graine (postiche, faux papiers, puis grenade), alors que sa photo était accrochée aux murs de tous les commissariats du Kenya et que le FBI promettait 5 millions de dollars à quiconque favoriserait sa capture ?
Pendant des années, l'homme aux multiples identités (dix-huit recensées sur le site du FBI) a voyagé dans la région, notamment entre le Kenya et la Somalie, comme on respire. Il parlait l'anglais, le français, le comorien et bien sûr le swahili, langue véhiculaire d'Afrique de l'Est, qui en est proche. Installé sur la côte kényane, il y avait pris épouse. Sans cesser de se déplacer, malgré les recherches. En 2008, une source bien informée nous signalait sa présence quelques mois plus tôt dans les environs de Moroni, aux Comores, où il était "arrivé en boutre", le bateau de tous les commerces et de toutes les discrétions de l'océan Indien. Peut-être avait-il fait un saut, plus tard, à Madagascar.
Peu après, il avait pris ses quartiers avec l'insurrection somalienne des Chabab ("jeunes"), désormais franchisée auprès d'Al-Qaida. Comment "le caméléon" en était-il arrivé là ? L'un de ses associés dans l'organisation des attentats de Nairobi et de Mombasa, Saleh Ali Saleh Nabhan (avec un troisième homme, détenu à Guantanamo, on les surnommait, paraît-il, "les trois mousquetaires"), était devenu chef de la branche de l'organisation d'Oussama Ben Laden en Somalie, avant d'être abattu par un commando héliporté américain en septembre 2009. Fazul Abdullah Mohamed lui avait alors succédé. C'est donc en représentant d'Al-Qaida que l'homme, âgé d'environ 38 ans, est mort à Mogadiscio le 8 juin dans des circonstances si banales qu'elles ont d'abord semblé douteuses.
Fazul, au dernier jour de sa vie, s'est trompé de chemin en voiture. Il circulait en pleine nuit dans Mogadiscio, à bord d'un pick-up chargé de quelques armes, d'un peu de matériel informatique et sans doute de 40 000 dollars. C'est du moins ce qu'affirment les forces de sécurité somaliennes, dont la réputation d'honnêteté - intellectuelle ou pas - n'est pas le fort.
Fazul, ce grand voyageur, a donc commis une erreur d'orientation, et, au lieu de rejoindre une position de Chabab, il s'est trouvé devant un barrage du Gouvernement fédéral de transition (TFG), leurs ennemis. Selon les forces de sécurité du TFG, il y aurait eu des échanges de coups de feu. L'instant d'après, un homme mort, touché à la poitrine, était pris en photo. Il a fallu un peu de temps, et des analyses ADN, pour comprendre qu'il s'agissait de Fazul Abdullah Mohammed. Son dernier passeport, sud-africain, était établi au nom de Daniel Robinson. Un prénom de prophète juif pour clore une existence de djihadiste qu'on ne saurait qualifier de modérée.
Après un passage obscur par le Pakistan et l'Afghanistan et quelques menus faits d'armes, Fazul Abdullah Mohammed s'est distingué pour la première fois en participant à l'organisation de l'attentat contre l'ambassade américaine de Nairobi, le 7 août 1998. Deux cent un Kényans tués, ainsi que douze Américains. Quatre mille blessés. Le chef de l'opération sera arrêté, jugé. Fazul, lui, s'évapore.
En 2002, on l'arrête au Kenya alors qu'il paye un achat avec une carte bancaire volée. Il corrompt les policiers, et parvient à s'enfuir du commissariat. Quelques mois plus tard, il est l'un des cerveaux du double attentat anti-israélien à Mombasa. Deux missiles Sam 7 acheminés depuis la Somalie sont tirés depuis les environs de la piste d'atterrissage, mais manquent leur cible, un Boeing 757 de la compagnie israélienne Arkia, grâce à l'utilisation de leurres. Parallèlement, une Mitsubishi Pajero force le passage d'un hôtel fréquenté par des Israéliens sur la côte. Le véhicule doit frapper le hall d'entrée du Paradise alors qu'y arrivent des clients débarqués du vol d'Arkia. Mais le groupe est parti prendre un petit déjeuner à l'arrière du bâtiment. En explosant devant la réception, la Pajero tue trois Israéliens et douze employés kényans, dont ceux qui venaient de chanter aux arrivants la chansonnette touristique locale : Hakuna matata ("il n'y a pas de problème").
Et Fazul disparaît encore. A-t-il, comme l'affirment des journalistes, monté un trafic de diamants au Liberia ? Bien réelles en revanche sont les tentatives américaines pour l'éliminer. Fin 2006, un avion AC 130 vient mitrailler une zone marécageuse où se sont réfugiés des responsables des cours islamiques somaliennes, auxquelles Fazul était associé, et qui viennent d'être chassées du pouvoir à Mogadiscio par les troupes éthiopiennes. Le mitraillage fait des dizaines de morts, notamment des nomades pris sous le feu par erreur.
Fazul en réchappe. On le signale quelques mois plus tard, débarquant d'un speed-boat sur la côte du Puntland avec un groupe de combattants. Aussitôt, un destroyer américain tente d'écraser tout le monde sous les obus. Fazul en sort avec un pied de nez. Insaisissable, jusqu'à cette petite erreur d'orientation.

jpremy@lemonde.fr
Jean-Philippe Rémy
Article paru dans l'édition du 17.06.11
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