Propos recueillis par
Adrien de Tricornot
Mohammed Ibrahim, 67 ans, dit "Mo Ibrahim", a créé sa fondation (www.moibrahimfoundation.org), qui évalue chaque année les pays du continent africain et publie un "indice de bonne gouvernance". Elle attribue également un prix à des dirigeants exceptionnels, Nelson Mandela en étant le lauréat d'honneur, et soutient des programmes éducatifs. Cet ancien ingénieur de British Telecom, natif du Soudan, avait précédemment revendu, en 2005, la société de téléphonie mobile panafricaine Celtel, qu'il avait créée : selon le magazine américain Forbes (mars 2013), la fortune de ce philanthrope s'élève à 1,1 milliard de dollars (830 millions d'euros).
Mo Ibrahim, vous avez créé une fondation pour promouvoir la bonne gouvernance en Afrique. Pourquoi ?
La bonne gouvernance est l'enjeu crucial pour
assurer le respect des droits humains et
faire reculer la pauvreté. Nous réalisons un indice de bonne gouvernance en Afrique, pays par pays. Les données collectées sur nos quatre "piliers" – sécurité et sûreté, développement économique soutenable, participation des citoyens et démocratie, développement humain – émanent de toutes les institutions, y compris en Afrique, ce qui donne une note pour chaque gouvernement. Chacun peut
voir comment les choses évoluent d'une année à l'autre.
Depuis six ans, vous remettez un prix à un chef d'Etat exceptionnel, mais il n'a pas été attribué en 2012 et seulement trois fois au total. N'est-ce pas trop sévère ?
Le leadership est important. C'est magnifique si certains dirigeants peuvent
faire entrer leur pays dans la démocratie, le
faire sortir de la pauvreté,
promouvoir l'éducation,
faire respecter les droits des femmes... Mais le comité du prix, dont je ne fais pas partie, doit récompenser des dirigeants politiques ayant accompli une oeuvre hors du commun et ayant quitté leur fonction. Nous recherchons des héros et n'avons pas à
abaisser nos standards. En
Europe aussi, y aurait-il chaque année un chef d'Etat sortant que l'on pourrait récompenser selon ces critères, à votre avis ?
L'Afrique est vue comme un continent à fort potentiel de croissance. Partagez-vous cette vision ?
Je suis d'accord. Je l'ai vécu avec ma société de téléphonie mobile en Afrique, Celtel. L'Afrique est un continent très riche avec des habitants très pauvres. La raison, c'est la gouvernance. Il n'y en a pas d'autre. La croissance est forte, mais ses bénéfices ne reviennent qu'à une petite partie de la
population. C'est aussi le problème de beaucoup de pays développés.
En Afrique, la montée en puissance de la société civile, la meilleure transparence permise par les
médias sociaux et la téléphonie mobile, font
avancer les choses. Les gens savent. Ils peuvent
communiquer. C'est un énorme changement.
Croyez-vous que le secteur privé peut être moteur ?
Oui, l'activité économique est une force énorme pour le développement. Mais on a besoin d'améliorer les pratiques dans beaucoup de secteurs. On se focalise sur la gouvernance et la transparence du secteur public, mais on ne fait pas assez attention à celle des
entreprises.
En France, en
Allemagne, au Royaume-Uni, on déclare
combattre la corruption et on me pose des questions sur l'Afrique. Mais les officiels africains ne se corrompent pas eux-mêmes ! Ils le sont par seulement vingt, trente ou quarante personnes qui travaillent dans les pays développés. Combien y a-t-il eu de ces personnes condamnées au
Royaume-Uni, en Allemagne ou en France ? Il faut en
finir avec ces pratiques corruptrices, sinon rien ne changera.
Vous avez réussi dans la téléphonie mobile en Afrique en rejetant toute corruption. C'est donc possible ?
Oui c'est possible. Tous nos systèmes ont été organisés pour ne pas
permettre la corruption. Les dirigeants de nos entreprises, dans chaque pays, n'avaient aucun moyen de
signer un chèque ou de débloquer des fonds sans notre autorisation. Pour
lutter contre la corruption, il faut une organisation sur le terrain.
Nous avons besoin que les dirigeants se lèvent et commencent le changement de ces pratiques. Toutes ces entreprises qui jouent sur les prix de
transferts ou sur les failles du droit fiscal pour ne pas
payer leurs
impôts, cela doit
changer. Cette évasion fiscale coûte chaque année de 70 à 120 milliards de dollars
au continent africain.
Même en prenant l'hypothèse basse, c'est un énorme montant, bien supérieur à ce que peuvent
offrir toute l'
aide publique au développement ou les banques de développement.
Quelle était votre philosophie de management ?
Nous avions une entreprise par pays et leurs dirigeants savaient qu'ils devaient
rendre des comptes à toutes les parties prenantes : les actionnaires, les salariés, les clients et la communauté. Cette dernière est importante, car l'entreprise est un poisson dans cette mer. Nous avons mené beaucoup de projets d'éducation, d'ordinateurs dans les écoles, d'aide technique... Il faut le
faire.
N'y a-t-il pas des conflits entre la satisfaction de ces différentes parties prenantes ?
Les conflits sont simplissimes à régler ! En tant qu'actionnaires, nous avons intérêt à
avoir une entreprise attrayante. C'est important pour
recruter les meilleurs talents, en technologie, en gestion ou en marketing, pour développer l'entreprise. Chez Celtel, tout le monde avait des actions de l'entreprise et bénéficiait d'options d'achat intéressantes.
Quand vous donnez des actions à vos salariés, les actionnaires gagnent moins sur le moment, mais plus dans la durée. Il faut être inclusif. Dans un pays,
respecter l'environnement permet d'
attirer des clients. Il n'y a pas de contradiction. C'est du capitalisme intelligent, à long terme. C'est du sens commun.
Adrien de Tricornot
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