(Le Figaro 19/01/2011)
Trois ministres ont donné leur démission. Les Tunisiens oscillent entre colère, désarroi et crainte du chaos.
«On peut vivre avec seulement du pain et de l'eau, mais pas avec le RCD!» La voix cassée d'avoir trop crié, Saber Yousif Handi est à cran. Autour de lui, dans cette artère adjacente au ministère de l'Intérieur, en plein centre de Tunis encore quadrillé par l'armée, la foule est compacte, nerveuse, inquiète. Après une nuit relativement calme, le jeune chômeur tunisien de 27 ans a repris mardi matin, comme des milliers d'autres manifestants dans la capitale, le chemin de la rue.
Au fil de la journée, la colère a vite déteint en province, notamment à Sousse, Sfax et Sidi Bouzid où les contestataires ont été dispersés par les forces de l'ordre, à coup de matraque et de tirs de gaz lacrymogène. Cette fois-ci, c'est la composition du tout nouveau gouvernement de transition qui a créé la discorde.
Annoncé la veille, juste avant le couvre-feu, le cabinet temporaire maintient à des postes clefs (Intérieur, Défense, Affaires étrangères et Finances) des membres du RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique), le parti du président tunisien déchu, Ben Ali. «Inadmissible!», s'insurge Saber Yousif Handi. Emprisonné de 2007 à 2010 pour appartenance présumée à un groupe islamiste, l'ex-étudiant en ingénierie se considère victime des «chiens de l'ancien régime». Depuis sa libération, il est interdit d'université et aucune entreprise ne veut prendre le risque de l'embaucher. «Le RCD m'a injustement volé ma jeunesse. Pour moi, ces gens sont comme Hitler ou le parti Baas. Pendant un mois, on a risqué notre vie en manifestant contre eux. Des dizaines de gens sont morts au nom de la liberté. Pas question de les laisser nous confisquer notre révolution!», dit-il.
«Fausse ouverture»
En fin de matinée, le désarroi des contestataires a vite trouvé son écho dans l'annonce de la démission de trois nouveaux ministres de l'opposition - tous représentants de l'UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens), la puissante centrale syndicale, très active au moment des manifestations. Le ministre de la Santé, Mustapha Ben Jaafar, représentant du FDLT décidait lui de «suspendre» sa participation au gouvernement en attendant le résultat de consultations avec le premier ministre. À peine foulé le sol tunisien, après dix ans d'exil, l'opposant Moncef Marzouki, fondateur du petit parti du Congrès pour la République, s'est également empressé de qualifier de «mascarade» et de «fausse ouverture» la nouvelle équipe gouvernementale, dont son parti - tout comme celui des islamistes et des communistes - a été écarté.
Mais à ces réactions en chaîne, d'autres opposants préfèrent les appels au calme. «Attention au risque de chaos rampant!», prévient Omaya Seddik, un membre du PDP (Parti démocratique progressiste), représenté, lui, au sein du nouveau gouvernement. «Je salue bien évidemment la vigilance et la clairvoyance de la population tunisienne. Il est normal qu'elle s'inquiète d'une continuité de l'ancien régime. Le premier ministre a également fait l'erreur d'écarter certains partis politiques, qui se placent aujourd'hui en victimes. Mais, à ce jour, nous ne pouvons nous permettre de créer un vide politique et un effondrement du gouvernement. Sinon, c'est la reprise en main assurée de l'armée sur la population et c'est très dangereux. Sans compter les risques d'ingérences de nos pays voisins dans nos affaires intérieures. La Libye n'attend que ça et sa capacité de nuisance est énorme. Il faut donc sauver la situation avant qu'il ne soit trop tard», s'inquiète-t-il. La solution? «Aujourd'hui, mon parti appelle à la recomposition immédiate du nouveau gouvernement», nous confiait-il, mardi après-midi, tandis que s'enchaînaient réunions de crise et concertations entre différents partis politiques et associations.
« On fait avec ce que l'on a»
En guise de réponse à ces différents cris d'alerte, le président tunisien par intérim, Foued Mebazaa et le premier ministre, Mohammed Ghannouchi, ont fini par répondre dans la soirée, par un geste symbolique: leur démission officielle du RCD, afin de «concrétiser une décision de séparation des organes de l'État et des partis politiques».
«Nous devons tout faire pour soutenir la fragile transition de notre pays vers la démocratie», confie Slim Amamou, le tout nouveau secrétaire d'État à la Jeunesse et aux Sports. Ce jeune blogueur tunisien revient de loin. Très actif au cours des manifestations, il s'est retrouvé derrière les barreaux pendant une semaine. Ce parfait francophone, encore ému par le courage de ses concitoyens, qui ont fait partir en fumée vingt-trois ans de dictature en l'espace d'un mois, ose rêver d'un modèle tunisien dont pourraient s'inspirer d'autres pays.
Pour lui, il est également important de tourner les yeux vers les timides signes de vie qui pointent leur nez, de jour en jour: la réouverture des boutiques et des cafés, la queue devant les kiosques à journaux, libérés de la censure, les gerbes de fleurs que les passants offrent aux soldats de l'armée. «Ce qui prime avant tout, c'est le retour progressif au calme. Je dis: la situation n'est pas idéale, mais faisons avec ce qu'on a, afin de préparer de nouvelles élections», prévues dans six mois.
Par Delphine Minoui
De notre envoyée spéciale à Tunis Par Delphine Minoui
19/01/2011
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