Jean-Pierre
Bemba, chef du Mouvement de libération du Congo, se voyait en héritier
de l’ex-roi du Zaïre. Il est jugé aujourd’hui par la Cour pénale
internationale pour crimes contre l’humanité. Epilogue d’une carrière
cousue d’or et de violences.
Il
faut l’avoir vu, Jean-Pierre Bemba, ce 27 juillet 2006, lorsqu’il a
tenu pendant quelques heures Kinshasa dans le creux de sa main. Revenant
de tournée électorale dans le vaste Congo, «Jean-Pierre» avait débarqué
tel un gladiateur romain à l’aéroport de Ndjili. Puis, à bord d’un 4 x
4 entouré d’impressionnants gardes du corps, tous d’anciens miliciens
dévoués à sa personne, il est descendu vers la ville au pas. Une marche
de trois heures pour mieux savourer son triomphe. Chaque mètre, des
petits groupes de badauds venaient grossir le fleuve de supporteurs :
les
shegue («enfants des rues»), les mamans de marchés, les
ambianceurs, entre 500 000 et un million de Kinois accompagnant, dans un
climat survolté, le leader fondateur du Mouvement de libération du
Congo (MLC)
, au stade Tata-Raphaël, pour son dernier
meeting de campagne avant la première élection présidentielle libre de
l’histoire de la république démocratique du Congo (RDC).
Se souviendra-t-il, Jean-Pierre Bemba, de la chaleur et du bruit
et de toute cette transe, à l’heure de s’asseoir, derrière une vitre
blindée, dans la salle neutre et froide du tribunal de la Cour pénale
internationale (CPI) où il doit être jugé dès ce matin pour
«crimes contre l’humanité et crimes de guerre» ?
Quatre ans seulement ont passé, mais quelle déchéance ! L’avenir
politique de cet homme qui vient de fêter en détention ses 48 ans va se
jouer dans la banlieue grise de La Haye durant les prochaines semaines. A
l’heure de s’expliquer, osera-t-il brandir une canne pour mieux
ressembler à son père spirituel, son modèle, Sese Seko Mobutu le roi du
Zaïre, dont il se voit l’héritier ? Saura-t-il faire rire les juges, et
les faire pleurer, comme il avait tenu sous son charme l’indomptable
petit peuple kinois, le 27 juillet 2006 ?
L’«ENFANT DU PAYS» DEVIENT LE GENDRE DU DICTATEUR
Car
ce jour-là, Jean-Pierre Bemba s’était réincarné sous les yeux de la
foule ébahie. Costume «abacost», sans col ni cravate, et canne à la
main, il était devenu Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga, le
«léopard de Kinshasa». Même gestuelle, mêmes yeux, même taille, tout est
gargantuesque chez ces deux-là. Et le même plaisir prométhéen de jouer
avec les humeurs de la foule comme s’il s’agissait des grandes orgues de
Notre-Dame.
Avec Jean-Pierre Bemba, c’est comme si la RDC était
redevenue le Zaïre, ce pays insouciant où la richesse coulait à flots,
même si peu en profitaient. Sa capitale faisait danser l’Afrique et
pleurer la Belgique de nostalgie. Le pays de la flambe et de la
démesure, de la peur et de l’horreur, mais les Kinois oublient si vite.
Il faut dire que depuis la chute de Sese Seko Mobutu, en mai 1997, après
trente-deux ans de pouvoir, le pays est allé de Charybde en Scylla :
guerres, occupations étrangères, massacres de masse, pillages.
Jean-Pierre Bemba, chef de guerre, homme d’affaires, politicien, est le
fils de cette histoire tourmentée, il est aussi «l’enfant du pays» (
mwana mboko),
comme il aime à se présenter sur ces affiches électorales, pour mieux
renvoyer son rival Joseph Kabila à ses origines étrangères présumées.
Jean-Pierre
Bemba contre Joseph Kabila : ce sont les fils qui continuent de régler
les comptes de leur père sur le dos de la RDC. Joseph est l’aîné de
Laurent-Désiré Kabila, le tombeur de Sese Seko Mobutu. Jean-Pierre, lui,
est le fils de Jeannot Bemba Saolona, un métis de Portugais qui a été
l’un des hommes d’affaires les plus riches sous Sese Seko Mobutu.
Originaire, comme Mobutu, de la province de l’Equateur, dans le
nord-ouest du pays, Jeannot a démarré comme simple commerçant pour finir
par contrôler, grâce à la bienveillance de son parrain à la toque
léopard, un conglomérat géant, la Société commerciale et industrielle
Bemba (Scibe), présente dans l’import-export, le transport aérien, les
mines.
Son fils Jean-Pierre, envoyé très jeune en Belgique pour
étudier, comme tous les enfants de la nomenklatura, ne rentre au Zaïre
que pour les vacances. Pendant que son père occupe le poste de patron
des patrons au pays, il se prépare à la succession en étudiant à
l’Institut catholique des hautes études économiques de Bruxelles. C’est
là qu’il rencontre Olivier Kamitatu, un autre fils à papa, brillant
étudiant et futur compagnon de maquis.
A son retour au pays, à la
fin des années 80, Jean-Pierre Bemba se lance dans les affaires à son
tour, fonde une chaîne de télévision privée et investit dans la
téléphonie mobile, testée au Zaïre avec plusieurs années d’avance sur
l’Europe. La sœur de Jean-Pierre épouse un fils Mobutu, Nzanga, et
lui-même se marie avec Lilya, une fille du dictateur. Durant la fin
lamentable du règne de Sese Seko Mobutu, Jean-Pierre Bemba est son homme
de confiance.
JUILLET 1999, LE «CHAIRMAN» PREND L’ANCIEN PALAIS
Jean-Pierre
Bemba, presidential candidate, enters a stadium in central Kinshasa
flanked by his bodyguards, July 2006 2006 Guy Tillim born 1962 Purchased
2010 http://www.tate.org.uk/art/work/P79833
Lorsque la
rébellion de Laurent-Désiré Kabila s’empare de Kinshasa, en mai 1997,
Jean-Pierre Bemba prend la fuite tandis que son père Jeannot reste. Le
nouveau régime ne tarde pas à l’incarcérer et à missionner l’Office des
biens mal acquis pour démanteler son empire. Jean-Pierre Bemba, lui,
gère les (beaux) restes entre Faro, au Portugal, et Bruxelles. Lorsqu’à
l’été 1998, Laurent-Désiré Kabila se brouille avec ses parrains rwandais
et ougandais, Jean-Pierre Bemba se précipite à Kampala pour proposer
ses services. Le président ougandais, Yoweri Museveni, décide de
financer et d’armer sa milice, le MLC. Il recrute dans son fief de
l’Equateur et aussi parmi les anciennes Forces armées zaïroises de
Mobutu (FAZ), dissoutes l’année précédente. Les mauvaises langues
ironisent sur les uniformes qui le boudinent, sur sa transformation
expresse en stratège militaire et sur ses longs mois d’ennuis dans la
jungle où il se fait envoyer un 4 x 4 climatisé et des jeux vidéo pour
sa PlayStation. Mais en juillet 1999, il s’empare de Gbadolite, le
village où est né Mobutu, et s’installe dans l’ancien palais saccagé. Le
symbole est énorme. Lui, rêve de marcher sur Kinshasa.
Jean-Pierre
Bemba est devenu le prototype de l’entrepreneur politico-militaire, un
chef de guerre adossé à une base tribale, doublé d’un businessman, qui
fonde un mouvement politique pour défendre ses intérêts. Ne se fait-il
pas appeler le «chairman» ? Il n’a rien inventé : le Libérien Charles
Taylor a popularisé ce modèle en Afrique au tout début des années 90. Il
est aujourd’hui jugé lui aussi à La Haye, mais par le Tribunal spécial
pour la Sierra Leone, pour les atrocités commises dans ce pays. Tout
comme Charles Taylor se payait en diamants, Jean-Pierre Bemba exploite
illégalement les richesses de l’Equateur et de l’Ituri, au nord-est du
pays, qu’il contrôle avec l’armée ougandaise : or, café, bois précieux,
diamants… Mais il a besoin de la République centrafricaine voisine pour
exporter la marchandise et importer de l’essence et des armes. C’est de
là que décollent ses cinq avions personnels, pour de mystérieux
allers-retours en Libye, où le colonel Kadhafi l’a pris sous son aile.
L’ANNÉE 2003 : LA TERREUR ET LES VIOLS
Allié
au président centrafricain de l’époque Ange-Félix Patassé, Jean-Pierre
Bemba ne se fait donc pas prier pour venir à sa rescousse lorsque
celui-ci est menacé par une première tentative de coup d’Etat en
mai 2001. Il envoie ses hommes de l’autre côté du fleuve Oubangui
repousser les mutins. En octobre 2002, rebelote, cette fois-ci face à la
menace posée par le chef d’état-major François Bozizé. Les miliciens du
MLC s’installent pour de bon à Bangui, où ils se livrent, jusqu’en
mars 2003 à une campagne de terreur, violant, tuant et torturant les
civils soupçonnés d’être proches des rebelles. Jean-Pierre Bemba, qui
reste au Congo, est en liaison régulière avec Ange-Félix Patassé.
En mars 2003, Patassé est renversé et les hommes du MLC refluent au
Congo, laissant plus de 500 morts derrière eux. Ce sont ces atrocités
commises en République centrafricaine, détaillées dans un long rapport
de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), qui lui
valent aujourd’hui son procès devant le Tribunal pénal international
(TPI) qui a vu le jour en 2000 aux Pays-Bas.
Lorsque le nouveau
pouvoir centrafricain saisit la CPI en 2004, Jean-Pierre Bemba se croit à
l’abri. C’est qu’entre-temps, un processus de paix a été finalisé en
RDC. Jean-Pierre Bemba s’est vu offrir un des quatre postes de
vice-présidents entourant le jeune président Joseph Kabila qui a succédé
à son père assassiné en 2001. Une autre affaire l’embête beaucoup plus.
C’est le scandale des Pygmées. En décembre 2002 et janvier 2003, au
moment où les accords sur la transition en RDC étaient finalisés en
Afrique du Sud, les combats font rage en Ituri. La soldatesque du MLC
s’illustre une nouvelle fois par sa brutalité. A tel point que le
Conseil de sécurité de l’ONU l’interpelle sur ces exactions, dont un
épisode scabreux a horrifié le monde : les troupes de Jean-Pierre Bemba
n’auraient pas seulement violé et massacré des civils, elles se seraient
livrées à des actes de cannibalisme sur des tribus pygmées, allant
jusqu’à rôtir des humains à la broche. L’étoile et la réputation de
Jean-Pierre Bemba ont beaucoup pâti de cette accusation qu’il nie avec
force, allant jusqu’à organiser, en 2004 à l’hôtel Intercontinental de
Kinshasa, une conférence de presse avec des chefs pygmées pour prouver
qu’ils étaient bien vivants. Au final, l’épisode n’est pas avéré mais
l’accusation reste.
MAI 2008, L’ARRESTATION DANS SA VILLA BELGE
Pendant
la campagne électorale de 2006, les partisans de Joseph Kabila
ressortent cet épisode, mettant en rage ceux de Jean-Pierre Bemba, qui
soulignent en représailles la «congolité» douteuse de Joseph Kabila.
Joseph Kabila et Jean-Pierre Bemba se détestent. Le premier est aussi
réservé que le second est extraverti. L’eau et le feu. Entre les deux
tours de la présidentielle, les deux camps s’affrontent à l’arme lourde
dans Kinshasa. Lorsque Joseph Kabila l’emporte haut la main (58% contre
42%) au second tour, en octobre 2006, la rancœur et la méfiance
culminent. Les miliciens du MLC refusent de désarmer. Jean-Pierre Bemba,
redevenu simple sénateur mais chef de l’opposition en puissance, est
menacé d’être arrêté. Il quitte le pays en avril 2007 pour l’Europe.
Pendant
ce temps, l’enquête suit son cours à la CPI, dans le plus grand secret.
Le 24 mai 2008, des policiers belges sonnent à la porte de sa villa de
Rhode-Saint- Genèse, près de Bruxelles. La CPI, qui le soupçonne de
vouloir lui échapper, a émis un mandat d’arrêt. Le 3 juillet suivant, il
est transféré à la prison VIP de Scheveningen, aux Pays-Bas. Il y jouit
de conditions de détention plutôt confortables et se comporte en détenu
exemplaire. En dehors des comparutions à la CPI, durant lesquelles il
est resté de marbre, Jean-Pierre Bemba n’a pu sortir qu’une fois, pour
assister à l’enterrement de son père à la cathédrale des
Saints-Michel-et-Gudule de Bruxelles, le 8 juillet 2009.
Ses
avocats ont lutté pied à pied pour lui éviter un procès. Selon eux, il
relève d’une machination destinée à l’écarter de la course au pouvoir à
Kinshasa, où doit se tenir une élection présidentielle l’année
prochaine. Pour eux, leur client n’a fait que se porter au secours d’un
pouvoir démocratiquement élu. D’ailleurs, font-ils remarquer, pourquoi
seul Jean-Pierre Bemba est jugé et pas le président centrafricain
Ange-Félix Patassé, qui dirigeait les opérations de répression ? Le
procureur de la CPI a reconnu qu’il n’avait pas assez de
«preuves»
pour le poursuivre. Ce dernier a aussi subi un sérieux camouflet,
lorsque les juges de la CPI ont requalifié les poursuites et supprimé
trois chefs d’accusation sur huit : Jean-Pierre Bemba ne sera pas jugé
comme
«auteur» ou
«donneur d’ordre» des crimes commis par ses troupes à Bangui mais seulement comme
«supérieur hiérarchique».
Il est néanmoins la plus importante personnalité jugée à ce jour par la
CPI. S’il est coupable, il risque de passer encore quelques années en
prison.
direct.cd