(Mediapart 14/01/2013)
«
Vivre, c’est résister », Friedrich Hebbel (1813-1863), poète et dramaturge
allemand.
La dérégulation économique, menée aux Etats-Unis depuis les
années 1980 sous la présidence de Ronald Reagan et poursuivie par les
gouvernements républicains successifs jusqu’aux années 2007-2008, a provoqué en
Occident une crise à plusieurs facettes. La crise est économique et frappe
violemment les pays de l’Europe du sud (le Portugal, la Grèce, l’Espagne,
l’Italie) où les taux de chômage atteignent des records (25% de la population
active en Espagne par exemple). Elle est financière et a culminé aux Etats-Unis
avec la chute d’une grande banque d’affaires comme Lehman Brothers, tandis qu’un
fleuron de l’industrie automobile américaine, General Motors, a pu échapper au
dépôt de bilan grâce à l’intervention du gouvernement de Barack Obama. En
France, le chômage, sans cesse en augmentation, se situe aujourd’hui à 10,7 %.
Ce pays compte plus de trois millions de demandeurs d’emplois, soit deux fois
l’équivalent de la population gabonaise. Pour autant, ni les Etats-Unis, ni les
pays européens n’ont exigé la tenue de « Conférences nationales souveraines »
pour dénouer ces différentes crises. Les défaillances gouvernementales sont
toujours corrigées par les populations au travers des élections ou par des
mouvements de contestation populaires, à l’instar de ceux organisés en Espagne
sous la bannière des « Indignados » ou aux Etats-Unis par « Occupy Wall Street
». D’où vient alors que les Gabonais, au lieu de s’armer de courage, de
détermination et de descendre massivement dans la rue au nom de leurs droits,
s’accrochent à l’organisation d’une « Conférence nationale souveraine »,
désormais présentée comme une potion magique censée mettre fin à leurs maux
socio-économiques ?
Les acteurs politiques gabonais peuvent se retrouver
pour de grands déballages publics ou « se parler », selon le mot d’un ancien
baron du PDG passé à la dissidence, l’on ne voit guère de quelle manière un tel
dialogue permettra de surmonter la crise actuelle aux paramètres multiples. Si
l’on admet sa dimension structurelle, en l’exemple du chômage ou du dérèglement
des valeurs sociales matérialisé par la récurrence des sacrifices humains, il
est clair qu’elle n’est pas le seul fait d’Ali Ben Bongo, mais de l’ensemble de
la classe politique issue des quarante-deux ans de règne monarchique d’Omar
Bongo Ondimba.
L’ambassadeur américain et le renouveau de la
« démocratie conviviale »
Dans un entretien accordé au quotidien en ligne
Gabonreview, le diplomate américain Eric D. Benjaminson, s’étant arrogé la
fonction d’arbitre de la démocratie gabonaise, nous apprend que l’opposition
doit rester absolument active sans pour autant chercher à déstabiliser le pays.
Car l’action menée par André Mba Obame au PNUD en 2011, où il s’était réfugié
avant de s’autoproclamer président de la République, s’inscrivait dans des
pratiques à proscrire si l’on recherche un meilleur fonctionnement de la
démocratie. Au vu de telles déclarations, on comprend pourquoi nombre d’Etats
américains avaient réprimé dans la violence le mouvement des droits civiques des
Noirs, organisé sous la houlette de Martin Luther King, Jr. On comprend aussi
pourquoi Nelson Mandela et tous les membres de l’ANC avaient été fichés comme
terroristes aux Etats-Unis, alors qu’ils combattaient le régime nihiliste de
l’apartheid. Sans l’activisme des figures telles que Martin Luther King ou
Nelson Mandela, la cause noire n’eût guère connu une avancée significative. Loin
de comparer André Mba Obame à ces grandes figures historiques de l’humanité,
force est de constater que sans mouvements contestataires, les Noirs seraient
toujours des citoyens de seconde zone aux U.S.A. et en Afrique du Sud. La
transformation radicale de ces sociétés ― passée par la conquête des
droits civiques ― est advenue au terme de longues luttes que les
pouvoirs en place qualifiaient d’illégales. Il en va de même de l’instauration
des libertés démocratiques en Afrique.
Aux Etats-Unis et en Europe
occidentale, l’avènement de la démocratie n’a jamais été un « long fleuve
tranquille ». L’esprit sain (t) n’avait pas un beau matin pénétré les monarques
européens afin de leur conseiller de renoncer au pouvoir. La chute des régimes
monarchiques ou despotiques s’est toujours accompagnée de sauts et de
soubresauts, de secousses et de mouvements tumultueux. La « démocratie
conviviale » à laquelle l’ambassadeur américain invite l’opposition participe
d’une tactique bien connue : administrer au peuple gabonais de bons vieux
sédatifs afin de l’endormir devant les maux socio-politiques auxquels il a été
acculé depuis l’accession de la dynastie des Bongo au pouvoir.
La volonté
populaire ne s’imposera au Gabon ni par des initiatives diplomatiques, ni par
les revendications timorées d’une classe de transfuges politiques, dépositaire
d’un héritage bongoïste suranné. Une classe de transfuges du PDG dont on se
demande, au regard de sa complicité dans l’appauvrissement de la population
gabonaise, si elle n’est pas mue par la seule « rivalité mimétique
».
De la « désobéissance légitime » comme nouvelle arme de
résistance
La Constitution est le texte fondateur d’un Etat. La plupart
des Constitutions africaines s’ouvrent par un préambule qui consacre les «
droits de l’homme », institués en France au lendemain de la Révolution de 1789.
Les idéaux inscrits dans ce texte recoupent ceux de la « Déclaration
d’indépendance américaine » de 1776. Ces deux grands textes révolutionnaires
établissent clairement une rupture radicale avec le passé, entérinaient la fin
de l’absolutisme monarchique, le rejet des traditions politiques anciennes,
avant d’installer la France et les Etats-Unis dans un nouveau processus
historique. Ce processus résulte d’une conquête et non pas d’arrangements ni de
compromissions entre quatre murs. C’est que la population française (pardonnez
le raccourci), excédée par la misère, les privilèges, les injustices, avait
décidé de tourner le dos à la monarchie pour l’avènement de la République. Ce
fut également le cas des treize colonies britanniques d’Amérique du nord.
Assujetties à de lourdes charges fiscales et à de multiples abus, elles en
vinrent à la résolution qu’elles devaient se révolter au nom des droits et des
idéaux pour lesquels beaucoup d’entre eux avaient émigrés en
Amérique.
Nous l’avons déjà écrit dans « Gabon : la postcolonie en débat
» (2006), l’une des plus graves entraves à un fonctionnement efficace de la
démocratie au Gabon procède de la mise en place d’un régime hyperprésidentiel
incontrôlable, au sein duquel l’exécutif, hyperpuissant, a la mainmise sur
l’appareil de l’Etat et se livre à tous les abus. L’esprit monarchique du
système politique gabonais constitue donc un redoutable frein à toute
possibilité d’alternance démocratique. Face à un tel verrouillage
institutionnel, on comprend que Daniel Mengara, depuis les Etats-Unis, appelle
les Gabonais à l’insurrection et y voit le seul moyen de résurrection
nationale.
« Déclaration d’indépendance américaine », « Déclaration
universelle des droits de l’homme et du citoyen », « Mai 1968 », « Printemps
arabe 2010 » : tous ces évènements historiques, d’essence insurrectionnelle,
apparaissent instructifs au regard de l’actualité politique gabonaise. Ils
montrent que les libertés politiques, indissociables de la démocratie, sont
d’abord une longue histoire de combats et de sacrifices.
99% de Gabonais
peuvent signer des pétitions contre Ali Ben Bongo ; tant qu’il n’y aura pas
d’actions de résistance dans les rues, le pouvoir, conscient de sa domination du
rapport de forces, restera imperturbable. La donne ne peut commencer à
s’inverser qu’au travers des actions recouvrant la forme de ce que nous
appellerons une « désobéissance légitime », notion clairement définie par la «
Déclaration d’indépendance américaine » : « Nous tenons pour évidentes en
elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont nés égaux ; ils ont été
dotés par leur Créateur de certains droits inaliénables, parmi lesquels la vie,
la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements ont été institués parmi
les hommes pour garantir ces droits, et leur pouvoir émane du consentement des
gouvernés. Chaque fois qu'un gouvernement, de quelque nature qu’il soit,
méconnaît ces fins au point d’en menacer l’existence, le peuple a le droit de le
changer ou de l'abolir et d’instituer un nouveau, gouvernement en le fondant sur
des principes et selon la forme qui lui paraîtront correspondre le mieux aux
exigences de sa sécurité et de son bonheur. »
L’appel à l’organisation
d’une « Conférence nationale souveraine » relève alors d’un leurre, d’une mise
en scène qui n’impressionne pas le pouvoir. Corps et âme, les Gabonais souffrent
au quotidien. L’alcool, la sorcellerie et la religion sont devenus leur refuge
parce que leur droit au bonheur ici-bas a toujours été bafoué. Une bonne partie
de la population, à Libreville et dans les villages, est condamnée à des
conditions de vie misérables (habitats insalubres sans eau courante ni
électricité, à l’image des cabanes dans lesquelles vivaient les esclaves
africains aux Amériques ; maladies, famine, etc.) pendant que le nouveau
potentat du Gabon, comme s’il s’ennuyait chez lui, sillonne la terre entière,
organise des forums dispendieux au nom d’une émergence économique qui, pour
l’instant, relève d’une pure propagande.
Ali Ben Bongo et les
siens : un enrichissement darwinien
Les Bongo sont devenus les
Rockefeller, les Warren Buffet, les Bill Gates, les Bernard Arnaud, les Liliane
Bettencourt du Gabon. Si Américains et Français ont bâti leur fortune en partant
pratiquement de rien ― le cas précis de Rockefeller ou de Bill Gates
― l’enrichissement des Bongo est totalement illicite. Il est sauvage,
immoral, darwinien et révulse parce qu’il ne se justifie pas. Les Bongo sont
capables de dépenses à donner le vertige. Des dépenses à couper le souffler.
D’après les révélations du Canard enchaîné en 2011, Omar Bongo avait dépensé
344. 000 euros (225.649.208 millions de FCFA) le 30 octobre 2007 pour l’achat de
costumes avant de mourir deux ans plus tard, Ali Ben Bongo, 88.000 euros
(57.724.216 millions de FCFA) pour l’achat de costumes, Pascaline Bongo, 158.000
euros (103.641.206 millions de FCFA) pour l’achat d’Armagnac, sa demi-sœur
Flore, 1.037. 500 euros (680.553.875.0 millions de FCFA) entre 2010 et 2011.
Faisons le calcul : en l’espace de quatre ans, la famille présidentielle a
dépensé plus d’un milliard de FCFA en alcool, vêtements et loisirs. Ce ne sont
pas les fondateurs de l’ex-Union nationale qui s’en offusqueront vu qu’ils ont
participé, d’une manière ou d’une autre, à ce type d’orgies de dépenses
insensées. La dénonciation et la lutte contre ces dérives sont le combat du
citoyen makaya. En effet, le seul fait d’enrichissement illicite, ayant entraîné
l’appauvrissement du plus grand nombre, DOIT pousser les Gabonais à organiser
des révoltes fondées sur l’affirmation des droits inscrits dans la Constitution.
Pour y parvenir, il leur faut expérimenter de nouveaux champs d’action
politique, envisager la formation physique, psychologique et morale à la «
désobéissance légitime » : le refus actif de l’ordre injuste établi au Gabon
depuis près d’un demi-siècle. La « désobéissance citoyenne », telle semble l’une
des voies pouvant mener à « l’organisation d’une conférence nationale », à
l’abolition du despotisme et à débouter Ali Ben Bongo d’un pouvoir acquis sans
le moindre mérite, si ce n’est la préservation d’un consumérisme familial crasse
et la mise en place d’une politique orientée tout entière vers
l’ultralibéralisme. Une politique qui accorde peu de place, sinon aucune, à la
protection sociale des Gabonais, à la culture et à l’éducation. Pourtant le
secteur éducatif, parce que stratégique pour l’émergence, devrait être
prioritaire et bénéficier d’investissements massifs bien ciblés. Il devrait
servir de terreau à une expertise nationale indispensable au développement
économique. Or il se trouve qu’en matière d’éducation, le Gabon occupe la queue
de peloton des classements mondiaux. Récemment, le très sérieux magazine anglais
The Economist a publié, à partir d’une étude scientifique menée par les
chercheurs de l’Université de New Mexico aux Etats-Unis, un classement
international des pays par QI (quotient intellectuel). La Guinée équatoriale, le
Gabon et le Cameroun ont remporté la palme d’or du QI le plus bas au monde. Bien
qu’elle soit quelque peu controversée, l’étude établit clairement le lien entre
le déficit intellectuel et le manque d’investissements dans les domaines de
l’éducation et de la santé.
Peut-on vraiment s’étonner de voir les
Gabonais avec un QI médiocre (sans doute une autre stratégie de contrôle des
esprits au même titre que l’alcoolisme et la religion) quand les écoliers sont
abrités dans des terrains de football pour apprendre ? Si Ali Ben Bongo avait
invité le prix Nobel américain d’économie Joseph Stiglitz au New York Forum for
Africa, ce dernier lui aurait certainement rappelé, comme il le fait dans son
dernier livre « The Price of Inequality » (Le Prix de l’inégalité, 2012), que
l’éducation constitue la pierre angulaire de toute économie performante.
Stiglitz écrit : « En investissant dans l’éducation, la technologie, les
infrastructures ; et en garantissant la sécurité aux citoyens, on aboutit à une
économie plus efficace et dynamique » (p. 267). En revanche, l’accroissement des
inégalités conduit à l’effondrement des valeurs sociales et à la perte du
sentiment national. N’est-ce pas que nous écrivions dans notre dernier article
(Le Temps, 3 octobre 2012) intitulé « Ali Ben Bongo contre la construction d’un
idéal national au Gabon » ?
Marc Mvé Bekale,
essayiste
Maître de conférences (Université de Reims)
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