mercredi 5 décembre 2012

Les plantations de cacao au cœur du malaise ivoirien

(Le Figaro 05/12/2012)
Entre les grands arbres et la brousse touffue, les taches bleues et blanches des bâches plastiques signalent les restes du camp de réfugiés de Nahibly. Les montants des tentes de fortunes gisent au milieu d'instruments de cuisines perdus, de vieilles fripes mouillées par les pluies et de chaussures uniques. Sur un continent où rien ne se perd jamais, un tel abandon est le signe du malaise que suscite encore Nahibly.
Dans Duékoué, petite ville de l'ouest de la Côte d'Ivoire, nul ne veut parler de l'«événement» en public. Le seul mot fait se fermer les visages. Personne ne veut se rappeler du 20 juillet dernier quand, à l'aube, une foule en rage a investi les lieux, détruisant tout, chassant les quelque 5000 réfugiés, laissant au moins sept morts. Les Forces républicaines de Côte d'Ivoire (FRCI), l'armée nationale mise en place par Alassane Ouattara, ont appuyé ce coup de sang. Les Casques bleus présents, censés protéger le camp, n'ont pu qu'assister impuissants au carnage. Les raisons de ces violences se perdent dans les rumeurs où se mêlent histoires de délinquances, brigandage et surtout tenaces rancœurs entre communautés - entre ceux de la tribu des Guérés, occupants historiques de ces forêts, et les Malinkés venus du nord de la Côte d'Ivoire ou du Burkina voisin pour cultiver les riches sols. Ici, on appelle ces derniers «les allogènes».
Dix ans de crises électorales et de guerre civile n'ont fait qu'aiguiser le conflit. Les Guérés sont considérés comme proche de Laurent Gbagbo, les Malinkés d'Alassane Ouattara. Nahibly et ses victimes n'ont été que le dernier avatar de cette rivalité ethnico-politique. «Ils étaient des milliers et ils étaient venus pour nous tuer. On savait qu'un jour ou l'autre ils allaient le faire. Tout ce que veulent les allogènes c'est nous chasser de la ville et de notre pays et les FRCI les aident. On nous dit qu'il n'y a eu que sept morts, mais c'est un mensonge», affirme Noël, l'un des anciens résidants du camp. La découverte de six corps dans un puits abandonné début novembre semble lui donner raison. Quatre autres puits, toujours bouchés, attendent toujours d'être fouillés. Les diplomates de l'ONU pressent pour débuter les recherches, pour l'heure en vain. Nahibly est en fait la preuve que l'arrivée au pouvoir de manière démocratique d'Alassane Ouattara n'a pas suffi à ramener le calme à Duékoué, ni la sérénité et l'honnêteté dans la vie politique de l'ouest du pays.
Chasseurs traditionnels
Au lendemain du massacre, conscient du problème, le gouvernement a certes tenté de réagir. Le redouté lieutenant Daouda Koné, alias «Konda», chef ­local des FRCI, a été brusquement limogé. Le commandant Dramane, son remplaçant, reçoit sans protocole. D'une voix douce, il reconnaît «des problèmes». «Il y a eu la guerre ici. Nous travaillons à la réconciliation. Cela va maintenant beaucoup mieux.»
À la nuit tombante, le centre-ville semble lui donner raison. Les makis, ces cafés ivoiriens, sont ouverts et ­crachent leur musique. Mais, Carrefour, le quartier périphérique guéré est désert. Chacun est enfermé chez lui. «On a peur. Les dozos rôdent. Tant qu'ils seront là, nous n'aurons pas la paix», glisse Sandrine, une marchande en claquant sa porte. Accusés des ­crimes les plus sanglants, les dozos, chasseurs traditionnels du nord du pays, sèment l'effroi.
«Les dozos doivent partir et rentrer chez eux. Mais cela ne résoudra pas tout. Le problème est qu'il n'y a pas de dia­logue sincère. Pour l'instant l'élection d'Alassane Ouattara n'a eu qu'un résultat: la peur a changé de camp», ana­lyse un membre de l'ONU.
À l'autre bout de la ville, dans les rues malinkés, les langues se délient vite. «Maintenant qu'Alassane est là, c'est notre tour», lâche Drissa, un ouvrier agricole. Il se souvient des années de souffrance et d'humiliation quand les miliciens de Gbagbo tenaient la ville. Ses amis approuvent. En filigrane, la question de la possession de la terre où pousse le cacao, première richesse de la Côte d'Ivoire, jaillit. Plus que tout autre sujet, la propriété des parcelles est au centre des haines lo­cales qui ont lentement gangrené le pays.
Autour d'Yrozon, un village au bout d'une ­piste rougeâtre, à une vingtaine de kilomètres de Duékoué, les charmantes collines verdoyantes ne sont que des trompe-l'œil. Dans les rues, les ruines de maisons de brique crue témoignent des violences. «Quand les rebelles sont venus ici en mars 2011, ils ont tout cassé. Depuis, on survit comme on peut dans les cases qui restent», raconte Georges Blia Siogouni, le chef d'Yrozon. Ses administrés ont tout perdu dans les pillages, mais il assure ne pas en tenir ­rigueur. «C'était la guerre. Si on nous aide, on pourra oublier.»
Le discours, cependant, change vite de ton dès qu'il s'agit des «autres», de la terre. «On ne peut plus aller dans nos champs. Ils nous les ont volés pendant la crise et les dozos les protègent». «Ils», «les autres», ce sont les allogènes, pour la plupart des Burkinabés, installés dans la région depuis des décennies.
À Yrozon, comme dans tous les vil­lages de l'Ouest, ils vivent juste en face, simplement séparés par la route. ­Bounouni Ouédraogo, le représentant des «allogènes» nie les vols. «Les terres, on les a achetées. Elles sont à nous.» Les attaques de ses voisins, il les attribue à une simple mauvaise foi. Rapidement les vieux clichés sur les Guérés «paresseux» et se «laissant vivre», au contraire d'«allogènes» travailleurs, resurgissent. «Ils n'ont plus rien et ils se plaignent mais il fallait travailler.»
Code foncier
Faute de titres de propriété, de ­règles d'héritage claires et de cadastre, il est presque impossible d'établir la vérité. «Cette question de la propriété des terres est le souci majeur. Il faut le régler car, sans ça, l'apaisement dans les villes de l'Ouest, et en fait en Côte d'Ivoire, est impossible», reconnaît un conseiller du président Alassane Ouattara. Mais, pour l'heure l'établissement d'un Code foncier, comme d'autres lois, attend. Le temps presse pourtant. Quand il sort de la forêt, l'allure de Norbert ne le dit que trop. Son visage de paysans guéré est fermé, dur. «J'ai tout perdu. Si je n'ai pas d'autre choix et que l'on me donne une arme, je vais me battre.»

Par Tanguy Berthemet
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